QUESTION DE COMMENTAIRE : Vous vous demanderez en
quoi le poème de Rimbaud intitulé Vénus anadyomène peut être considéré
comme une parodie.
Introduction
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Le sonnet « Vénus
Anadyomène », écrit par Rimbaud en 1870, peut être considéré comme un
exercice de parodie. La parodie consiste dans l’imitation satirique d’un
texte ou d’une image, qui les détourne de leurs intentions initiales afin de
produire un effet comique. Tel est
bien le principe suivi par Rimbaud dans ce poème. Comme l’indique le titre,
il prend pour thème le mythe antique de la naissance d’Aphrodite (Vénus
Anadyomène signifie « Vénus née des flots »), récit universellement
connu par ses expressions littéraires et picturales. Mais, en opposition avec
ce modèle traditionnel, il se donne pour objectif de produire une image
dégradante du corps féminin. Nous montrerons comment Rimbaud arrive à ses
fins en étudiant successivement les aspects dépréciatifs de la description et
les effets parodiques tirés de son organisation. |
I – Une description dépréciative a) Les dégradations physiques de l’âge |
Sans que ce soit jamais clairement dit,
de nombreux aspects de la description évoquent la vieillesse. La
« vieille baignoire » (v.3) où se lave ce qui semble être une
prostituée entre-aperçue par le narrateur est comparée à un « cercueil vert en fer
blanc » (v.1). Le participe « ravaudés » (v.4) évoque des
travaux de maquillage médiocrement réalisés (« assez mal
ravaudés »). Le verbe « ravauder » désigne normalement le
raccommodage de vêtements usés : les « déficits », c’est à dire
ici les imperfections physiques, doivent donc semble-t-il être imputés à
l’usure des ans plus qu’à une disgrâce naturelle. L’expression
« fortement pommadés » (v.2) appliquée aux cheveux de la baigneuse
est à rapprocher du détail précédent : elle suggère les soins de beauté
maladroits et incapables de dissimuler les dégradations physiques de l’âge.
On constate donc ici une première inversion de la représentation
mythique : à l’image traditionnelle de Vénus qui est celle de la
jeunesse A.R. oppose le portrait d’une vieille femme au corps décrépit. |
b) La lourdeur des formes |
Les indications de la lourdeur de ce
corps féminin sont nombreuses : « col gras et gris » (à noter
la façon dont l’allitération en /gr/ renforce l’idée de grosseur) ;
« rondeurs des reins » (avec cette fois une allitération en /r/
produisant le même effet) ; les vers 8 et 9 évoquent avec une précision
clinique l’effet disgracieux de la cellulite : « la graisse sous la peau
paraît en feuilles plates », « l’échine est un peu rouge ».
L’adjectif « large » apparaît à deux reprises : « larges
omoplates » (v.5), « large croupe » (v.13) et entre en
résonance avec l’adjectif « court » : « le dos
court » (v.6) pour dessiner un corps aux formes ramassées, inélégantes.
A la Vénus traditionnelle qui incarne la beauté et la grâce naturelle du
corps féminin, Rimbaud oppose le spectacle de la laideur. |
c) Une nudité impudique et repoussante |
Le dégoût ressenti par le poète face à
ce corps s’exprime de multiples façons. Le vocabulaire des sens est mobilisé
pour décrire cette répulsion : on notera l’expression curieusement
synesthésique (superposition de l’olfactif et du gustatif) pour évoquer
l’odeur désagréable de ce corps : « le tout sent un goût horrible »
(v.9-10). Sur le plan de la vue, le
texte note « des singularités qu’il faut voir à la loupe » (v.11).
Il suggère par là des laideurs de détail qui méritent que l’on s’approche
pour les observer, tant elles sont « singulières », c’est à dire
rares, originales. Cette considération flatteuse est bien évidemment
l’expression ironique, par antiphrase, du dégoût ressenti par le spectateur
devant les difformités qu’il observe. Deux formules hyperboliques de
construction semblable (adj + adv en « ment ») :
« horrible étrangement » (v.10), « belle hideusement »
(v.14) sont destinées à présenter la baigneuse comme un modèle superlatif de
laideur. « Horrible » et « hideux » sont des superlatifs
de « laid ». La seconde de ces expressions, par son caractère d’oxymore,
suggère en outre que la laideur, portée à un tel degré d’absolu, confine à la
beauté. L’adverbe « étrangement » indique lui aussi une laideur
(une « horreur ») sortant de l’ordinaire, quasi surnaturelle. Le
lexique de l’animalité « croupe » (v.13), « échine »
(v.9), ajoute le mépris au dégoût. Il en est de même des adjectifs
« lente et bête » (v.3), qui associent à la laideur une idée de
déficience intellectuelle. Quant à la chute du poème, elle insiste sur
l’impudicité de cette nudité par l’utilisation du verbe « tendre ».
Il semble que le corps exhibe son infirmité, son « ulcère » (v.14),
la tende vers le spectateur-voyeur qui la contemple. La désignation crue de
la partie du corps concernée et les associations qu’elle autorise
(prostitution, sodomie) ajoute à cette impudicité. Ces impressions
d’impudicité et de dégoût ressenties devant la nudité nous amènent au delà de
la simple idée de laideur. Elles s’opposent frontalement à l’image
traditionnelle de Vénus Anadyomène dont les représentations soulignent
l’innocente candeur. Qu’on se rappelle seulement le chaste geste de la Vénus
de Botticelli couvrant son pubis de sa chevelure, une main sur sa poitrine,
tandis qu’une des Heures (déesses incarnant les saisons dans la mythologie
antique) approche d’elle un vêtement destiné à masquer sa nudité. |
Transition
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Mais la volonté parodique ne se décèle
pas seulement dans les choix lexicaux. On la trouve à l’œuvre tout autant
dans la composition et la versification du poème, utilisées par Rimbaud pour
imiter de façon burlesque le mouvement de la déesse sortant de l’eau. |
II – Les effets parodiques tirés de la composition et de la
versification a) Un sonnet |
Le poème de Rimbaud est un sonnet
légèrement irrégulier. On reconnaît le sonnet à sa composition
classique : deux quatrains suivis de deux tercets. Il est composé en
alexandrins, selon la tradition. Mais Rimbaud ne suit pas la règle voulant
que les rimes soient embrassées dans les quatrains (ce n’est le cas ici que
dans le second : omoplates / ressort / essor / plates) et que le système
de rimes soit le même dans les deux quatrains (ce n’est pas le cas ici :
/ète/-/dés/ dans le 1° ; /plates/-/sor/ dans le 2°). Les tercets, par
contre, suivent l’usage le plus académique du sonnet à la française :
ccd ede. Malgré ces libertés, on notera quand même une évidente intention
parodique dans le choix pour traiter un tel sujet d’une forme poétique
considérée comme la plus exigeante et raffinée de la poésie française,
celle-la même qui fut utilisée par la poésie amoureuse de la Renaissance pour
célébrer la femme et l’Amour. |
b) L’effet de progression |
Un des principes classiques du sonnet
consiste à ménager une progression culminant dans la « chute » du
dernier vers. Rimbaud lui-même a de multiples fois utilisé cette possibilité
expressive, intéressante par l’effet de suspens qu’elle autorise. Par exemple
dans son sonnet le plus célèbre : Le Dormeur du val. Son poème Vénus
Anadyomène est construit avec un même raffinement. La description du corps de la femme est
organisée selon un mouvement ascendant qui s’inscrit exactement dans le moule
du sonnet et culmine dans le deuxième tercet. Le premier quatrain est
consacré à la tête, qui seule « émerge » (v.3) de la baignoire. Ce
verbe « émerger » indique un mouvement vers le haut qui va se
prolonger dans le second quatrain. On notera tout de suite le caractère
parodique de ce début : la baignoire est une version dégradée de la
conque d’où « émerge » Aphrodite dans le tableau de Botticelli et
le mouvement ascendant est bien celui de Vénus sortant des eaux et gagnant
progressivement le rivage. Le second quatrain nous laisse voir
d’abord le cou, puis le dos, puis les reins. De nouveaux verbes de mouvement
accompagnent cette progression : les omoplates « saillent »,
le dos « rentre et ressort » (en se lavant, la baigneuse effectue
probablement des mouvements alternés d’extraction et d’immersion) , les reins
« semblent prendre leur essor ». L’anaphore de « Puis »
aux vers 5 et 7 crée aussi une
impression dynamique. Le premier tercet et le premier vers
du second interrompent l’ascension du
corps. Mais le mouvement se prolonge en quelque sorte vers l’avant. Le
lecteur est invité – par un effet de grossissement optique – à regarder « à
la loupe » certains détails curieux dont nous avons parlé et notamment
cette inscription gravée sur les reins (peut-être un tatouage s’il faut
absolument donner ici une interprétation réaliste) : Clara Venus (la
célèbre Vénus). Nous avons là un premier sommet du poème, au sens où le trait
est inattendu et constitue en quelque sorte une explication, une
justification du titre. Si le texte s’était arrêté là, il aurait déjà eu,
avec cette inscription latine, une fin surprenante et suggestive, condensée
dans une formule brève, ce qu’on appelle une « chute ». Mais le mouvement ascendant reprend
et laisse encore voir sous les reins la partie la plus infamante de cette
anatomie. Et il faut attendre la fin de la phrase pour découvrir un mot
imprononçable, qui n’en fournit pas moins le fin mot du poème. Ainsi,
les différentes parties du corps de la femme défilent de haut en bas, comme
dans ce genre poétique issu du moyen âge qu’on appelle le
« blason ». Mais ici, c’est un blason parodique, un
« contre-blason ». Rimbaud met à profit la forme du sonnet pour
organiser le dévoilement progressif du corps de sa Vénus, et créer un effet
d’attente jusqu’à la révélation du dernier vers. |
c) La « mise en attente » du lecteur par le biais des
enjambements, rejets et contre-rejets |
L’observation « à la loupe »
du poème révèle les effets de retardement et de mise en relief obtenus par
Rimbaud en jouant sur les enjambements. Ainsi, dès le vers 1, le groupe
« une tête » est isolé en fin de vers par un contre-rejet. Le
contre-rejet exhibe cette tête et la détache de son corps aussi sûrement que
le fait pour le regard le flanc de la baignoire. Quant au verbe qui doit nous
indiquer que cette tête « émerge », nous devrons l’attendre encore
longtemps, postposé qu’il est après deux groupes compléments, et mis en
relief par son « rejet » après la césure : « D’une
vieille baignoire / émerge, … ». Au vers 5, le rejet est utilisé pour
faire mieux saillir les omoplates en reportant sur le vers suivant la
proposition relative (« qui saillent »). Au vers 9, l’enjambement
coupe la phrase juste devant l’adjectif « horrible » qui se trouve
ainsi mis en attente. Au vers 10, la phrase s’arrête inopinément après
l’expression « on remarque surtout ». Quoi ? Le vers 11 ne
nous l’apprendra que très vaguement : « des singularités qu’il faut
voir à la loupe … ». Et l’on remarquera que ce vers 11 se termine par
des points de suspension, signe que l’essentiel est encore à venir. Par ces
effets de versification, le lecteur est placé dans la position du voyeur
qu’un metteur en scène pervers mène à sa guise, excitant sa curiosité et
différant sans cesse le moment de la satisfaire. |
Conclusion
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Rimbaud utilise donc dans ce poème le
cadre poétique traditionnel du sonnet pour se livrer à une féroce caricature.
Il s’agit d’un portrait au vocabulaire lourdement dépréciatif. La composition
et la versification du poème orchestrent le dévoilement progressif d’un corps
de femme, motif qui peut rappeler celui de la déesse émergeant des flots,
mais qui en constitue surtout le reflet inversé, obscène et grotesque.
Quelques mois avant d’écrire ce texte, il s’était adonné avec Soleil et
Chair à l’exercice contraire : un éloge classique d’Aphrodite, très
proche de l’image d’Epinal ressassée par les peintres pompiers du XIX° siècle
et par les poètes parnassiens. Ici, il s’amuse à subvertir les codes. Ou bien
faut-il prendre ce poème davantage au sérieux, y découvrir un accès de
misogynie consécutif à quelque déboire amoureux dans le genre de celui que
raconte Rimbaud dans Les réparties de Nina ? En tous cas,
l’exercice est réussi, la provocation fait mouche, ce lyrisme de la laideur
peut choquer – c’est son but - mais il ne laisse pas indifférent. |
Commentaire élaboré en
collaboration par Corinne Durand Degranges et Alain Bardel.